La crise des prix et la conception du marché

En Europe, les prix de l’électricité ont fortement augmenté au cours des neuf derniers mois. C’est pourquoi la conception du marché de l’électricité se retrouve de plus en plus sous les feux de la critique. Le présent article de Maria Schubotz et Davide Orifici pose la question de savoir si cette évolution est vraiment à mettre sur le compte de la conception du marché – et ce qu’elle signifie pour le cas particulier de la Suisse.
23.09.2022
(analogicus/pixabay)

Depuis l’automne 2021, les prix de l’électricité atteignent un niveau sans précédent sur les marchés européens, avec une hausse de 200 % en l’espace de moins d’un an. Cette situation tendue s’est encore aggravée en raison d’événements géopolitiques, à savoir la guerre en Ukraine, laquelle a un impact sur les flux de gaz vers l’Europe.

Les prix de l’énergie: voilà un sujet politique hautement sensible. Pour le client final vulnérable, ils peuvent devenir des trappes de pauvreté, tandis que dans l’industrie, ils entraînent des coûts plus élevés des produits en aval et renforcent par conséquent l’inflation de manière générale. Les prix élevés de l’énergie affectent toutefois différemment chacun des pays d’Europe, ce qui a généré des désaccords entre les États membres de l’UE sur la manière dont il faudrait réagir à cette crise liée aux prix.

Alors que la Commission européenne et certains États membres défendent largement le marché intérieur européen de l’énergie, d’autres imputent la faute à la conception du marché de l’électricité. Ces derniers temps, on a discuté de moyens possibles pour sortir de la crise des prix de l’énergie, sous la forme d’interventions sur le marché telles que le plafonnement des prix de l’électricité. Ces mesures ont déjà été mises en œuvre dans certains pays comme l’Espagne et le Portugal. Mais la conception du marché est-elle réellement responsable de la crise actuelle des prix sur le marché européen de l’électricité? Et quel est le rôle qui revient à la Suisse, avec son statut particulier?

L’offre et la demande: les bases du système électrique

L’électricité n’est pas une marchandise comme les autres: elle présente en effet la particularité de ne pas pouvoir être stockée efficacement en grandes quantités et pour une longue période. Par ailleurs, la fréquence dans le réseau électrique doit toujours rester stable: les réseaux de transport doivent être équilibrés en temps réel entre l’apport d’électricité produite et la consommation de cette dernière. En Suisse, cette tâche revient à Swissgrid. L’équilibre entre l’offre et la demande est donc essentiel à la stabilité du système électrique.

Grenzkostenbasierte Preisbildung (Quelle: Epex Spot SE)

Cela fait du marché à court terme un outil essentiel pour équilibrer le système: contrairement au marché à terme, qui est un marché purement financier, le marché à court terme, aussi appelé marché de l’électricité au comptant ou marché spot, déclenche une livraison physique de l’électricité négociée. Le courant électrique peut être négocié par le biais d’une vente aux enchères pour une livraison le lendemain (day-ahead), et des ajustements de dernière minute peuvent être apportés par le biais d’une négociation continue pour une livraison le même jour (intraday). La bourse européenne de l’électricité Epex Spot gère des marchés spot de l’électricité dans 13 pays, dont la Suisse.

Les flux d’électricité suivent les prix – au profit de tous

En se basant sur les offres déposées anonymement par les membres de la bourse pour l’achat et la vente de quantités d’électricité définies, Epex Spot établit le prix de référence pour l’électricité pour chaque heure de chaque jour. Ces prix de référence sont déterminants pour les décisions de production et de consommation de l’ensemble du secteur: quelle installation est activée? Quelle installation est retirée du réseau? Qui consomme quand, et quelle quantité d’électricité? Ces questions sont décidées par le marché. Les résultats de la vente aux enchères day-ahead sont particulièrement cruciaux ici, car ils sont essentiels pour déterminer les flux de courant électrique sur tout le continent. Cela se fait via le mécanisme appelé «couplage des marchés».

Les bourses de l’électricité des 27  pays de l’UE qui participent au couplage unique journalier (single day-ahead coupling) – ce qui n’est pas le cas actuellement pour la Suisse – calculent toutes simultanément – par un algorithme commun – les prix de l’électricité pour l’Europe en se basant sur l’offre et la demande. Cet algorithme calcule les courbes d’offre et de demande pour chaque pays sur la base des carnets d’ordres et détermine le prix du marché à leur point d’intersection. Dans ce calcul, l’algorithme tient compte de toutes les capacités transfrontalières disponibles entre les pays, veillant ainsi à une utilisation optimale de ces interconnexions. L’électricité circule d’une zone où le prix est plus bas vers une zone où le prix est plus élevé tant que des capacités transfrontalières sont disponibles. Ce mécanisme crée un gain de prospérité annuel de 34  milliards d’euros pour les Européens.

La Suisse est un cas particulier, car elle n’est pas reliée à ses voisins par le mécanisme de couplage des marchés décrit ci-dessus. Cela signifie que chaque jour, en Suisse, a lieu une vente aux enchères day-ahead locale isolée, une heure avant la vente aux enchères européenne couplée. Pour importer ou exporter du courant, les participants au marché en Suisse doivent acheter séparément des capacités transfrontalières aux interconnexions afin de transporter ensuite le courant négocié. Ce «négoce explicite» est beaucoup moins efficace que le négoce implicite de la vente aux enchères day-ahead européenne, lors de laquelle l’électricité et les capacités transfrontalières sont négociées simultanément.

Der jährliche Day-Ahead-Preis in europäischen Staaten im Jahr 2021. (Quelle: Epex Spot SE)

Merit order: d’abord appel aux producteurs les moins chers

Dernièrement, le principe qui sous-tend la vente aux enchères day-ahead, appelé merit order ou «ordre de mérite», qui détermine l’ordre dans lequel on fait appel aux centrales, a plusieurs fois été tenu pour responsable de la crise liée aux prix de l’électricité. La formation des prix sur le marché day-ahead se fait sur la base des coûts marginaux, c’est-à-dire que les centrales sont mises sur le marché dans l’ordre de leurs coûts marginaux, en commençant par les moins chers (par exemple les énergies renouvelables) pour aller vers les plus chers (charbon et gaz). Les coûts marginaux indiquent combien il en coûte à un producteur pour générer un mégawattheure d’électricité supplémentaire. Selon ce principe, les unités de production les moins chères sont activées en premier pour répondre à la demande, et ce n’est que lorsqu’elles sont pleinement exploitées que les unités plus chères sont sollicitées.

Même si le marché day-ahead suisse ne participe pas au couplage européen des marchés, il suit lui aussi ce mécanisme de formation des prix. À la fin de la vente aux enchères day-ahead, tous les producteurs se voient verser le même prix. Ainsi, le principe du merit order permet à tous les producteurs de couvrir leurs coûts à tout moment tout en garantissant l’approvisionnement. En outre, la demande est satisfaite au prix le plus bas possible, car on commence à couvrir la demande comme représenté, aux prix de l’énergie les plus bas, puis on procède par étape. Si la production d’énergie renouvelable est insuffisante et que la demande est élevée, en Suisse, ce sont surtout les unités de gaz qui fixeront le prix. C’est ce qui s’est passé au cours des derniers mois.

Des solutions apparemment simples qui recèlent des risques

Ces derniers mois, les prix de l’électricité ont reflété les conditions de l’offre et de la demande en Europe. La conception du marché n’y est pour rien, elle ne fait que rendre la situation transparente. Car il ne s’agit justement pas d’une crise du marché, et la formation des prix de l’électricité n’est pas non plus erronée. Il s’agit plutôt d’une crise de l’approvisionnement en agents énergétiques conventionnels, née principalement pour des raisons politiques. Et les prix élevés qui en ont résulté sont traités correctement et transmis par le marché de l’électricité.

Pourtant, dans un contexte de pression pour endiguer la crise des prix de l’énergie, les appels à intervenir contre le mécanisme de formation des prix se multiplient. S’ils peuvent sembler constituer une solution rapide, ils ont des conséquences dangereuses. C’est ce que montre une considération plus précise des idées actuellement envisagées, que voici: Un plafonnement national des prix limiterait artificiellement le prix du marché dans un pays donné. Mais puisque ces prix déterminent les flux d’importation et d’exportation, un pays qui s’appuie sur un plafonnement des prix pourrait exporter davantage, même si l’électricité est déjà rare, compromettant ainsi la sécurité de l’approvisionnement nationale et européenne. C’est une des principales raisons qui font que la Commission européenne considère une solution nationale comme impérative ou autorisée dans les pays de l’UE qui ne sont pas suffisamment rattachés au marché commun européen via des capacités transfrontalières, tels que l’Espagne et le Portugal justement.

Autre élément qui se retrouve maintenant au centre des discussions: la formation des prix basée sur les coûts marginaux. À ce sujet, la critique porte surtout sur le fait que le producteur le plus cher – c’est-à-dire, actuellement, le gaz – détermine le prix. A contrario, cela signifie toutefois aussi que la demande est toujours couverte au prix le plus bas possible et que des énergies renouvelables avantageuses sont activées en priorité. Ni la politique ni la recherche n’ont jusqu’à présent pu proposer un mécanisme de formation des prix alternatif et plus efficace pour le secteur électrique.

L’aspect sans conteste le plus technique du débat réside dans la proposition d’un changement de paradigme : passer du pay-as-clear au pay-as-bid. On entend par pay-as-clear le modèle sur lequel se fonde la vente aux enchères day-ahead: toutes les transactions effectuées ont lieu au prix unique de liquidation du marché (market clearing price). Le modèle pay-as-bid est une alternative qui est par exemple utilisée sur le marché intraday : les participants au marché font une offre à un prix acceptable pour eux. Dès que deux offres correspondent, elles sont exécutées.

Entwicklung des täglichen Durchschnittspreises im Day-Ahead (Pay-as-clear) und Intraday (Pay-as-bid) in Deutschland. (Quelle: Epex Spot SE)

En théorie, il y a autant de prix par session de négoce qu’il y a de transactions. Mais si l’on compare les courbes de prix day-ahead et intraday pour, par exemple, l’Allemagne, on constate que l’abandon du pay-as-clear ne mène pas forcément à des prix plus bas. Pourquoi? Cela s’explique par le fait qu’un changement de procédure de formation des prix entraîne aussi une modification du comportement d’offre. Alors que la procédure pay-as-clear entraîne, pour une installation avec des coûts marginaux bas, une offre de liquidation du marché, dans la procédure pay-as-bid, le prix serait dépendant de l’offre concrète. L’exploitant d’installation continuera toutefois de s’employer à obtenir le meilleur prix. Il essaiera donc d’évaluer le volume de l’offre et de la demande et de prédire la disposition à payer, et aura tendance à se positionner sur le marché avec des offres plus élevées. L’activation finale de capacités de production ne se base plus, elle non plus, sur l’efficacité économique, mais sur la capacité des participants au marché à anticiper le prix du marché. La marge d’erreur de ces prédictions et la tendance de fond à se positionner sur le marché avec des prix plus élevés peuvent ainsi mener à une formation moins efficace du prix.

Un mélange des types de mesures esquissés est actuellement mis en œuvre en Espagne et au Portugal. Le prix du gaz qui est appliqué sur le marché de l’électricité pour les offres de centrales calorifiques (donc aussi le charbon) doit alors être limité. Cela a pour conséquence que les exploitants de centrales à charbon et à gaz sont obligés de faire des offres à des prix plus bas. Cela doit ramener le prix de l’électricité à environ 130  euros par MWh. Cependant, les exploitants de ces installations reçoivent une rétribution supplémentaire, censée compenser le déficit pour couvrir les coûts d’une installation calorifique avec une efficacité moyenne. Ces coûts doivent également être supportés par les consommateurs et consommatrices, et il est prévu de puiser dans les revenus et les rentes de congestion issus de l’exploitation des capacités transfrontalières. Deux prix sont alors effectivement introduits : l’un, indépendant de la technologie, à environ 130  euros, et l’autre, plus élevé pour les centrales calorifiques, formé à partir de la somme des deux composantes citées.

Cela aussi fait baisser les prix moyens – mais à quels coûts? Premièrement, il s’agit ici tout simplement d’un régime d’encouragement des centrales calorifiques avec l’empreinte carbone qui les accompagne, tandis que les revenus pour les agents énergétiques renouvelables se voient diminués. Deuxièmement, ce modèle entraîne une production supplémentaire issue d’agents énergétiques calorifiques, ce qui fait non seulement augmenter la dépendance envers le gaz et le charbon, mais relève aussi encore davantage leurs prix! Troisièmement, on intervient ainsi dans la concurrence à l’échelle de toute l’Europe et on privilégie les producteurs nationaux aux fortes émissions de CO2. Quatrièmement, l’argent provenant de la rente de congestion, destiné au développement des capacités transfrontalières, est réaffecté, et non consommé de manière durable. Cinquièmement, l’importance du signal de prix, qui devrait en fait inciter à prendre des mesures d’efficacité énergétique, à faire des économies d’énergie et à passer à des agents énergétiques durables, est minimisée. Sixièmement, d’autres utilisations de gaz (par exemple l’utilisation industrielle et le chauffage) ne sont pas prises en considération, alors qu’elles vont souffrir d’autant plus des prix encore tirés vers le haut par cette mesure. Une extension des plans appliqués en Espagne et au Portugal à toute l’Europe aurait ainsi toute une série de conséquences négatives et non souhaitées, qui ne justifient pas l’intérêt (compréhensible) envers des prix de l’électricité bas.

Étant donné que tous les producteurs d’électricité sont payés le même prix sur le marché de l’électricité, d’autres affirment que les unités de production bon marché réalisent actuellement des bénéfices «excessifs» et que ces bénéfices devraient être redistribués par le biais d’impôts. La définition des «bénéfices excessifs» doit néanmoins être maniée avec prudence, car elle ne reflète pas forcément la réalité. Un prix de liquidation du marché supérieur aux coûts marginaux ne donne aucun renseignement sur la (sur)couverture des coûts globaux. Les coûts fixes doivent en fait être récupérés pour couvrir l’investissement initial – généralement élevé pour les technologies de production décarbonées. Les mesures fiscales doivent créer des incitations à investir dans les énergies renouvelables et la flexibilité, et non l’inverse.

De telles mesures sont donc à mettre en œuvre avec circonspection afin de ne pas mettre en péril la transition énergétique. Dans la situation actuelle, c’est en effet pour les énergies renouvelables que se font les profits (présumés) les plus élevés. Diverses mesures de redistribution peuvent s’avérer efficaces pour protéger les consommateurs, lorsqu’elles sont appliquées a posteriori et qu’elles n’entraînent pas de distorsion sur le marché. C’est par exemple le cas des paiements forfaitaires ciblés. La «boîte à outils de l’UE», proposée par la Commission aux États membres fin 2021, énumère plusieurs de ces mesures.

Le couplage des marchés est une force, pas une faiblesse

Le couplage de marchés européens optimise l’utilisation des interconnecteurs, aide à atténuer les pics de prix – positifs ou négatifs – et améliore la sécurité d’approvisionnement. Sans compter qu’il génère aussi une convergence des prix entre les zones de marché, si suffisamment de capacités transfrontalières sont disponibles. Dans le contexte de la crise des prix de l’énergie, cela a aussi suscité de plus en plus de critiques, car les politiciens de certains États membres, par exemple la France, ont affirmé que cela les mènerait à «co-financer» les pics de prix de leurs voisins. Même en laissant de côté le fait que la France, par exemple, est tributaire des importations via le couplage des marchés, surtout en hiver, afin de couvrir sa consommation d’électricité, cette allégation n’est pas juste non plus si l’on considère l’évolution des prix dans les pays non couplés tels que la Suisse.

Entwicklung der Day-Ahead-Auktionspreise in der Schweiz, in Österreich, Frankreich und Deutschland-Luxemburg. (Quelle: Epex Spot SE)

La courbe de prix des marchés day-ahead Epex couplés d’Allemagne, de France et d’Autriche, comparée au Swissix du marché day-ahead suisse, montre nettement que, précisément dans une situation de marché tendue, le couplage des marchés de l’électricité constitue une force et non une faiblesse. Ce que nous disent aujourd’hui les prix de l’électricité, c’est que les Suisses et les Européens ne devraient plus compter sur les combustibles fossiles pour couvrir leurs besoins en électricité. Il s’agit du signal le plus fort de toute la dernière décennie en faveur d’investissements dans des technologies propres et dans la flexibilité.

Au lieu d’étouffer cette invitation à réaliser une transition énergétique rapide par des interventions précipitées dans la conception du marché de l’électricité, la politique, l’industrie et les citoyennes et citoyens devraient concentrer tous leurs efforts sur la décarbonisation du secteur énergétique. En fin de compte, tout le monde en profitera, tant la Suisse que l’Europe.

À propos de l’autrice et de l’auteur

Maria Schubotz est Head External Communications chez Epex Spot SE, à Paris. Davide Orifici est Head of Swiss Office chez Epex Spot Suisse SA, à Berne.


Le présent texte est un article paru dans la revue Bulletin. L’AES se retirera de la publication du Bulletin à compter de fin 2022. L’Association continuera cependant de rendre compte des thèmes pertinents pour la branche et de publier articles spécialisés, rapports de fond et reportages, en élargissant son offre à partir de janvier 2023 – et ce, exclusivement sur www.electricite.ch.

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