Quel réseau électrique pour l’avenir?

Le réseau électrique cons­titue la base sur laquelle repose la transformation du système énergétique. Pour qu’il le reste dans un avenir énergétique renouvelable, il faut de l’intelligence dans le réseau et davantage de marge de manœuvre pour les gestionnaires de réseau et les clients.
19.11.2019

Avec la Stratégie énergétique 2050 et la politique climatique dans laquelle elle s’est engagée, la Suisse a posé de nouveaux jalons. Dans les décennies à venir, le système énergétique doit être transformé en profondeur. Outre l’hydraulique, d’autres énergies renouvelables, photovoltaïque en tête, devront endosser un rôle fondamental pour garantir l’approvisionnement grâce à une production d’électricité indigène appropriée tout au long de l’année, et en particulier en hiver.

La volonté de décarboniser signifie aussi et surtout une chose: l’électrification. Des applications électriques viendront ainsi compléter ou remplacer les technologies actuelles, par exemple dans le domaine des bâtiments, où l’utilisation de pompes à chaleur et la technique des bâtiments permettent d’économiser de l’énergie fossile et d’augmenter l’efficacité énergétique globale, mais surtout dans le secteur des transports, où les véhicules électriques ou à hydrogène rendront la mobilité plus respectueuse du climat. Dans le sillon de la politique climatique, la demande en électricité pourrait concrètement augmenter de 40% d’ici à 2035. Il va sans dire que ce besoin accru doit être couvert par une production favorable au climat.

Des bases sens dessus dessous

Dans la pratique, cette évolution mettra le système actuel d’approvisionnement en électricité sens dessus dessous: pour simplifier, dans le monde actuel, le courant électrique est produit dans de grandes centrales puis transporté jusque chez les clients finaux. À l’avenir, en revanche, les centrales et les dispositifs de stockage ne seront plus uniquement centralisés, mais aussi décentralisés. Partout, des milliers de petites centrales se trouveront  auprès des clients finaux. Celles-ci injecteront leur production directement sur place ou la mettront à disposition d’autres utilisateurs.

Pour le réseau électrique, cela implique tout d’abord une modification des flux de charge. Désormais, le réseau de distribution ne comprend plus seulement des voies à sens unique. Le trafic se fera dans les deux sens: l’électricité ne circule plus uniquement depuis les niveaux de tension élevés, où se situent les grandes centrales, vers les niveaux de basse tension où se trouvent les consommateurs. Les flux apparaîtront également au sein d’un même niveau de tension, lorsque le courant circulera depuis les installations décentralisées directement vers les consommateurs. De surcroît, le courant circulera même en sens inverse, du bas vers le haut. Le développement massif du photovoltaïque et des stations de charge pour l’électromobilité entraîne en outre des puissances plus élevées. Là où, jusqu’à présent, le courant s’écoulait tranquillement depuis la prise pour donner vie à notre téléviseur ou à notre lave-vaisselle, la même quantité de courant devra en plus charger en un rien de temps la batterie de notre voiture électrique. Ainsi, il faudra plutôt un jet à haute pression que du goutte à goutte.

Désormais, le réseau de distribution ne comprend plus seulement des voies à sens unique. Le trafic se fera dans les deux sens.

Mais la sollicitation du réseau de distribution n’est pas le seul élément qui change: de petites unités du système s’approvisionneront mutuellement en courant, par exemple au sein d’un regroupement dans le cadre de la consommation propre. Or, ces unités du système doivent elles aussi pouvoir être alimentées intégralement à partir du réseau à n’importe quel moment, par exemple afin de pallier d’éventuelles difficultés d’auto-approvisionnement. Le réseau doit alors en permanence rester fonctionnel et performant. Si l’on va encore plus loin et que l’on considère non pas le courant, mais l’ensemble du système énergétique, les exigences envers la future interaction gagnent encore en complexité, par exemple dans le contexte du couplage des secteurs.

Les structures de réseau actuelles sont le résultat du développement des dernières décennies, et elles ont fait leurs preuves: en Suisse, les entreprises d’approvisionnement en énergie garantissent une qualité d’approvisionnement exemplaire.En termes de fiabilité de l’approvisionnement, notre pays peut se targuer d’une excellente performance. Ainsi, un consommateur final suisse moyen ne doit se passer d’électricité que durant environ 20 minutes par an au total, à savoir 10 minutes en raison de travaux de maintenance planifiés et 10 minutes à cause de coupures non prévues, par exemple après une tempête ou de fortes chutes de neige. Dans les pays limitrophes, seule l’Allemagne arrive à rivaliser avec de tels chiffres, tandis que les Français et les Italiens se retrouvent généralement dans le noir entre une heure et une heure et demie par an. Pour garantir cette qualité, les gestionnaires de réseau investissent continuellement dans leur infrastructure – à raison d’environ 1,5 milliard de francs par an.

Mais le monde a changé. À l’avenir, les réseaux électriques devront concilier bien davantage d’exigences. Ils doivent intégrer production centralisée et décentralisée, stockage centralisé et décentralisé, consommateurs connus et nouveaux, tout en restant efficaces et fiables. C’est pourquoi le réseau doit poursuivre son développement maintenant et s’adapter aux exigences de l’avenir énergétique.

Un réseau intelligent a aussi besoin des clients

Pour cela, il faut davantage d’intelligence dans le réseau, une participation plus active du client et une adaptation du cadre légal. En effet, si les réseaux datent encore largement du XXe siècle, c’est aussi le cas des réglementations qui leur sont appliquées.

Par exemple, la charge maximale dans le réseau suisse est d’environ 10 GW. Avec le développement du photovoltaïque, elle pourrait atteindre 50 GW. Dans un nouveau monde énergétique dynamique avec des flux de charge modifiés et un besoin de puissance plus élevé, le réseau doit aussi être à la hauteur sur le plan technologique. Pour ce faire, on emploiera de nouvelles technologies telles que des transformateurs réglables ou encore la commande intelligente de la production et de la demande. Ainsi, les gestionnaires de réseau peuvent limiter l’extension des réseaux au strict nécessaire. De plus, les nouvelles technologies créent la condition préalable pour que le réseau puisse réagir aux nouveaux défis de façon plus flexible qu’aujourd’hui, par exemple en rendant disponibles des informations plus détaillées sur les installations dans le réseau de distribution. Elles peuvent également dynamiser la surveillance du réseau et poser les bases d’un pilotage amélioré de la charge et d’une optimisation de l’utilisation du réseau. Afin que les réseaux nécessaires soient effectivement disponibles, des procédures d’approbation efficaces qui évitent les retards et les surcoûts inutiles sont cependant nécessaires.

En effet, si les réseaux datent encore largement du XXe siècle, c’est aussi le cas des réglementations qui leur sont appliquées.

Or les gestionnaires de réseau ne peuvent maîtriser seuls la volatilité et la dynamique croissantes dans le système électrique: tous les acteurs doivent agir main dans la main. Les clients, surtout, joueront un rôle nettement plus important dans le système énergétique du futur – et ce , pas uniquement parce qu’ils exploitent des installations de production décentralisées: de par leurs décisions d’investissement et leur comportement d’utilisateur, ils exercent également une grande influence sur le dimensionnement du réseau et sur son exploitation sûre et efficace.

Du côté des gestionnaires de réseau, le cadre doit être établi de telle sorte qu’ils puissent poser des incitations pour les clients, et ce sans discrimination. Les clients ne peuvent en effet adapter leur comportement que s’ils disposent des informations pertinentes et qu’ils reçoivent des signaux ciblés pour adopter un comportement qui s’oriente sur les besoins du réseau. Cela présuppose que les gestionnaires et les utilisateurs du réseau aient tous deux une plus grande marge de manœuvre: pour les gestionnaires de réseau, afin de prendre les mesures les mieux adaptées à leur situation réseau, et pour les clients, de sorte à participer activement au système énergétique.

Ainsi, des tarifs réseau dynamiques et adaptés aux particularités locales, qui tiennent compte des flux réels dans le réseau électrique, pourraient poser des incitations non discriminatoires visant à adapter le comportement à la sollicitation du réseau et à permettre l’intégration efficace du courant renouvelable. Cela implique que les prix du réseau se fondent à l’avenir sur la sollicitation effective du réseau: en cas de sollicitation plus élevée, les prix montent, tandis qu’ils baissent lorsque le réseau est moins sollicité. De la sorte, les clients pourraient eux aussi assumer leur part de responsabilité, d’une part en supportant les conséquences financières de leur raccordement au réseau conformément au principe de causalité et en ne surchargeant pas inutilement le réseau en cas de forte sollicitation, et d’autre part en profitant également d’économies en fonction de leur comportement. Il n’est pas nécessaire de mettre pour cela en jeu le principe de soutirage selon lequel la rémunération du réseau est prélevée au point de soutirage. Ce principe a fait ses preuves: il est équitable et courant à l’échelle internationale.

En outre, le gestionnaire de réseau doit disposer de possibilités garanties d’intervenir dans l’exploitation des installations en cas de besoin. Une extension du réseau serait disproportionnée d’un point de vue macroéconomique si elle devait viser à couvrir la puissance maximale et ainsi garantir que la totalité de l’énergie produite puisse être réinjectée à n’importe quel moment dans le réseau. Une intégration efficace de grandes quantités de photovoltaïque – et donc une mise en œuvre efficace de la Stratégie énergétique 2050 – n’est possible que si le gestionnaire de réseau obtient la possibilité de couper les pointes d’injection grâce à un «peak shaving». La même chose vaut pour la réduction des pics de soutirage des stations de charge. Par conséquent, si on rend le réseau systématiquement intelligent et qu’on renonce à «récolter» quelques kilowatt­heures pendant certaines heures très ensoleillées et à charger en même temps tous les véhicules électriques à la puissance maximale, il est possible d’éviter des coûts d’extension de réseau inutiles.

Davantage de marge de manœuvre pour rendre possible l’avenir énergétique

Pour transformer le système énergétique, il faut toujours plus d’énergies renouvelables en Suisse, en particulier du photovoltaïque. Celui-ci doit pouvoir être intégré dans le système. Des solutions décentralisées doivent être praticables et devenir plus efficaces. Enfin, le courant produit localement doit aussi pouvoir être consommé localement.

Pour que tout cela soit possible, l’extension ponctuelle du réseau doit être complétée par de l’intelligence dans le réseau et davantage de marge de manœuvre afin de pouvoir inciter à une utilisation du réseau novatrice et favorable au système. Ce n’est que de cette façon  que les clients et les gestionnaires de réseau pourront s’engager main dans la main dans la transformation efficace du système énergétique.

Le réseau électrique constitue à la fois le pilier et la condition sine qua non de la transformation de l’approvisionnement en énergie. Le gestionnaire de réseau se trouve dans une situation privilégiée dans la mesure où il connaît le mieux sa zone de desserte et les besoins de celle-ci. Un avenir énergétique renouvelable ne devrait par conséquent pas se construire sur une réglementation détaillée au niveau des lois et des ordonnances, mais sur un renforcement de la subsidiarité: seule une marge de manœuvre plus importante, par exemple au niveau de la tarification du réseau ou de la possibilité de tester des mesures novatrices, rend possible le développement de nouvelles solutions aussi bien pour les gestionnaires de réseau que pour les clients. Nous devons créer maintenant ces marges de manœuvre afin d’écarter les obstacles à l’innovation.

Michael Paulus est Responsable Réseaux et Formation professionnelle à l’AES