A l’origine, les barrages suisses ont été principalement construits pour une seule fonction : produire de l’énergie. Mais ce n’est de loin pas le seul atout de ces complexes d’envergure ; ils sont également un excellent moyen de protection contre les crues. Ils deviendront toujours davantage un recours essentiel pour faire face, d’un point de vue sécuritaire, aux événements météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents.
Crues de juin 2024 : des dommages plus importants évités grâce aux barrages
Lors des crues du Rhône et des cours d’eau latéraux survenus au mois de juin dernier, le débit, au pic de la crue, a atteint 921 m3/s à Sion, soit une valeur légèrement plus élevée que celle de la crue historique d’octobre 2000. Nous devons nous attendre à ce que de telles intensités de crues se banalisent. Cependant, et malgré les dégâts importants enregistrés dans la région de Sierre et de Chippis, la présence des installations hydroélectriques a permis d’éviter des dommages bien plus considérables, que ce soit au niveau du Rhône ou dans les vallées latérales. Dans le Mattertal (vallée de Zermatt) par exemple, jusqu’à 55 m3 d’eau par seconde ont pu être déviés dans le Lac des Dix du barrage de la Grande Dixence, grâce aux stations de pompage de Z’Mutt (1972 m) et de Stafel (2180 m) ainsi qu’aux prises d’eau situées dans la vallée. Sans ces installations, le débit du pic de crue dans la commune de Zermatt aurait été, selon les estimations, de 40 à 60% supérieur.

Une fonction de protection contre les crues déjà prouvée
L’impact des barrages en matière de protection contre ces évènements hydrologiques a déjà été démontré dans une étude faite après les crues de 2000 (rapport OFEG 2002, Les Crues de 2000). Dans l’ensemble du bassin versant du Rhône, soit à la station de la Porte du Scex, l’effet cumulé des barrages avait eu pour conséquence une nette diminution des débits, avec un impact de protection de 314 m3/s lors des crues d’août 1987, 262 m3/s en septembre 1993 et 230 m3/s en octobre 2000. En juin 2024, cet effet a été évalué à environ 300 m3/s, soit d’un ordre de grandeur similaire aux événements précédents.
Ainsi, l’effet des barrages contribue à diminuer d’environ 20% les débits de crue du bassin versant du Rhône. Cet impact est très important en matière de temps de retour ou de probabilité des crues : il faut, avec l’effet des barrages, une crue plus rare pour atteindre les débits d’une crue sans cet effet. En d’autres termes, une crue d’un temps de retour de 300 ans est réduite par l’effet des barrages au niveau d’une crue cinquantennale sans cet effet.
Lors de la crue du Rhône de l’an 2000, la possibilité de dériver les eaux vers le lac des Dix avait contribué à la réduction considérable du débit dans la Viège. Les lacs de retenues des barrages de Mauvoisin et d’Emosson, grâce à leur grande capacité de stockage disponible, avaient quant à eux joué un rôle crucial pour diminuer le débit dans la Dranse, à Martigny. En effet, au plus fort de la crue, l’écoulement avoisinait la limite de capacité du cours d’eau. Il va sans dire que sans la contribution de ces deux barrages, la ville de Martigny se serait retrouvée noyée.
Le stockage dans le lac de retenue du barrage de Mattmark, ainsi que la dérivation d’eau du Mattertal vers le Lac des Dix, avaient également permis une réduction d’environ 30 cm de la hauteur des eaux du Rhône entre Viège et Sion et évité que d’importantes inondations ne se produisent le long de ce tronçon. Sans l’effet occasionné par les lacs de retenues, les débits de pointe naturels auraient dépassé les limites de capacité du chenal du Rhône en de nombreux endroits.
Ces analyses nous montrent que les bassins d’accumulation des ouvrages hydroélectriques ont offert de larges et précieuses possibilités de stockage durant les crues. Ils sont en mesure de diminuer le débit des cours d’eau situés en aval et, grâce aux prises d’eau et au pompage, il est possible de dériver d’importants volumes vers un bassin situé dans une vallée voisine.

MINERVE : un outil de prévision
Après les crues de 2000, la nécessité de disposer d’un outil d’information en temps réel de l’état des débits, des pluies, des neiges, des températures ou encore des niveaux d’eau dans les barrages, s’est fait ressentir afin de faciliter la prise de décisions préventives. Le Canton du Valais a donc confié au CREALP (Centre de recherche sur l’environnement alpin) le développement et la mise en œuvre d’un tel système de prévision et de gestion des crues : le système MINERVE (Modélisation des intempéries de nature extrême du Rhône valaisan et de leurs effets), opérationnel depuis 2013. Très concrètement, sur la base des prévisions météorologiques, le système MINERVE génère des pronostics hydrologiques à l’aide de sa fonction de modélisation. L’outil sert également à simuler des scénarios de turbinage ou de vidange préventifs, dans le but d’optimiser l’effet de laminage par les lacs de retenues.
Agir face aux impératifs climatiques
Malgré les infrastructures et outils dont nous disposons, les inondations de juin dernier n’ont pas pu être évitées. Les barrages existants ont toutefois limité les débits en plaine, et donc les risques, même si leur gestion actuelle n’est pas optimisée pour cette fonction sécuritaire. Beaucoup de barrages ont été planifiés et construits entre les années 1950 et 1970, avant que la lutte contre le dérèglement climatique ne devienne une priorité. Ils doivent être pensés aujourd’hui pour des usages plus larges que la seule production d’énergie. Face aux projections des conséquences du réchauffement climatique, nous ne pouvons plus nous reposer sur nos acquis et devons adapter nos infrastructures et leur exploitation, et envisager d’en construire de nouvelles.
Les effets du réchauffement climatique se ressentent non seulement dans des crues plus intenses, mais également dans la fonte et le recul des glaciers, l’intensité et la variabilité des précipitations ainsi que l’élévation de la limite pluie-neige. Il en résulte un changement progressif du régime nivo-glaciaire du Rhône vers un régime de plus en plus pluvio-nival. Les périodes de sécheresse estivale seront aussi de plus en plus marquées.
Les futurs enjeux liés aux différents usages de l’eau et des infrastructures sont donc multiples. Si, depuis leur construction, les installations ont d’ores et déjà évolué vers des utilisations variées, la multifonctionnalité va, à l’avenir, davantage caractériser nos installations hydroélectriques, de façon à répondre à cette évolution des besoins. En particulier, l’approvisionnement en eau potable, en eau d’irrigation et bien sûr une gestion proactive des mesures de protection contre les crues sont des usages qui gagneront certainement en importance.
L’exemple du barrage à buts multiple du Gornerli
Le projet de barrage du Gornerli est un exemple puissant de cette multifonctionnalité. Situé au pied du glacier du Gorner, au-dessus de Zermatt, le barrage permettra de stocker les apports naturels, telles que les eaux de fonte, et de fournir, à lui seul, un tiers de l’électricité supplémentaire nécessaire en hiver, soit 650 GWh. Parmi les 15 projets de la Confédération retenus au sein de la Table ronde consacrée à l’énergie hydraulique, le barrage à buts multiples du Gornerli est de loin celui qui représente le plus grand potentiel de production énergétique. Mis en œuvre par la société Grande Dixence SA, dont Alpiq est actionnaire principal, ainsi que par la commune de Zermatt, le Gornerli permettrait à lui seul de fournir un tiers de l’électricité supplémentaire nécessaire en hiver. Sa capacité de production équivaudra à la consommation électrique annuelle d’environ 140'000 ménages. Il ne nécessitera aucune construction de nouvelle centrale puisqu’il sera entièrement relié aux infrastructures existantes de la Grande Dixence.
En Suisse, près de 60% de l’électricité indigène est produite grâce aux centrales hydroélectriques. Notre pays en possède 705 d’une puissance égale ou supérieure à 300 kW sur tout le territoire, selon les chiffres de l’Office fédéral de l’Energie. Ce taux augmentera puisque la Confédération a prévu d’accroître la part de l’électricité fournie par l’hydraulique – et par le renouvelable en général – dans sa stratégie énergétique 2050. Cette dernière pourra être mise en œuvre grâce à la nouvelle loi sur l’énergie, acceptée à 69% par le peuple le 9 juin dernier.
En plus de représenter un potentiel important de production d’électricité, le barrage à buts multiples du Gornerli constituera aussi une réserve d’eau potable et d’irrigation pour les communes de Zermatt, Täsch et Randa et jouera un rôle primordial pour la gestion des risques hydrologiques dans le Mattertal, et par conséquent dans la Plaine du Rhône. Les pointes de crues, en cas d’orages et de fortes précipitations, de fonte de neige ou de rupture d’une poche d’eau sous-glaciaire constituent actuellement un risque important pour Zermatt, avec son contexte fortement urbanisé et ses habitations très proches de la rivière. La construction d’un ouvrage de rétention en amont de la station permettra de réduire considérablement ces risques et fait partie intégrante du concept de protection contre les crues de la vallée. Lors d’événements extrêmes comme il s’en est produit récemment, il sera possible de s’assurer que l’eau de la Gornera soit entièrement retenue dans le lac d’accumulation.

Pour se faire une idée concrète de son impact, si le barrage du Gornerli avait été existant lors des inondations de juin dernier, la Viège n’aurait pas débordé. Le barrage aurait permis de retenir 50 à 60 m3/s d’eaux supplémentaires en plus de ceux déviés dans le Lac des Dix. La Viège n’aurait donc causé aucun dommage, ni à Zermatt, ni en aval, et les ravages dus à la crue du Rhône auraient pu être réduits.
Actuellement, le volume de stockage qui sera spécifiquement dédié à la protection contre les crues est estimé à environ 15 millions de m3 d’eau. Déterminé sur la base de scénarios futurs de crues, et pour que les forts débits puissent être retenus pendant plusieurs jours, il pourra être adapté en fonction de l’évolution future du climat.
Un tel ouvrage fournira non seulement une large part de l’électricité hivernale supplémentaire nécessaire et planifiée dans la nouvelle loi fédérale sur l’énergie, mais permettra également de répondre aux multiples enjeux à venir de la ressource en eau. Démarré en 2019, les procédures techniques et administratives prennent du temps. Les études de faisabilité (2021) et d’avant-projet (2023) ainsi que les premières analyses environnementales (2021 et 2023) sont achevées. Dans la perspective d’une approche pragmatique commune des différentes parties prenantes, le barrage à buts multiples du Gornerli pourrait être mis en service au plus tôt en 2031.
Autres sources d’information
Projet de 3ème correction du Rhône (R3) : https://www.vs.ch/web/rhone
Analyse du projet R3 : Rapport analyse R3 (vs.ch)